• Le DIRECTOIRE, 4è partie

      

     

     

     

    On racontait alors un propos d'esprit qui circula longtemps dans cette société frivole : un muscadin s'était attaché aux pas de la grande citoyenne, et, comme celle-ci, énervée, se retournait : « Qu'avez-vous, monsieur, à me considérer ? – Je ne vous considère pas, madame, aurait répondu le badin, j'examine les diamants de la couronne. »

    Il est bon de dire que la ci-devant Mme de Fontenay montra toujours vis-à-vis de tous les déshérités une charité inépuisable ; ce qui fit dire a juste titre que si la citoyenne Bonaparte avait acquis le surnom de Notre-Dame des Victoires, la charmante Mme Tallien méritait en tous points celui de Notre-Dame de Bon Secours.

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    Le plus éclatant salon du Luxembourg, celui où la meilleure compagnie tenait à se rendre, était incontestablement le salon de Barras. Il était simple et plein de bonhomie ; on y causait peu avec cet esprit de conversation d'autrefois, mais ony riait, on y jouait, on y plaisantait sans façons. M. de Talleyrand s'y asseyait complaisamment à une table de bouillotte et Mme de Staël y venait chuchoter avec Marie-Joseph Chénier ou François de Neufchâteau.

    Les autres Directeurs recevaient chacun un jour de la décade, mais leurs réceptions manquaient d'éclat. Chez La Revellière-Lépeaux, –Laide peau, comme on le nommait, – le vulgarisateur de la théophilanthropie, on ne parlait que de la religion nouvelle et l'on « mettait ses vices à la question ». Chez Carnot, qui donnait de mesquines soirées dans un petit appartement bas de plafond, on chantait quelques ariettes guerrières et on ne jurait que par « l'Évangile de la gendarmerie ». Chez Letourneur et Rewbell, c'était pis encore on y bâillait et on n'y causait point.

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    Le Jardin des Tuileries, An VII (1799)

     

    Mais la France entière n'était pas à Paris, elle était représentée surtout au palais Serbelloni à Milan et au château cle Montebello, où une cour brillante se pressait pour rendre hommage à la séduisante Joséphine qui faisait par ses grâces non moins de conquêtes que, par son génie, son illustre époux.

    Le vrai salon du Directoire, ce fut la rue ; ce fut le Petit Coblentz, puis Tivoli avec ses quarante arpents de verdure, Monceau, et aussi Idalie ; ce fut Biron, ce fut l'Élysée, ce fut même enfin la Butte Montmartre, d'où montèrent tous les soirs dans la nuit dix feux d'artifice qui secouaient sur Paris leurs gerbes de pierreries, leurs paillettes d'or et d'émeraudes. La rue fut agitée par une éternelle fête ; chaque nuit y défilaient, se rendant à Feydeau et aux autres spectacles, les bandes élégantes des agioteurs, des fournisseurs en compagnie de leurs bruyantes maîtresses.

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    Les agioteurs au Palais Royal,
    An VII (1799)

     

    L'été, le plaisir se montrait sous la feuillée, à Bagatelle, au Jardin de Virginie, faubourg du Roule, au ci-devant hôtel Beaujon. Les aimables et les Merveilleux raffolaient de ces endroits gazonnés, pleins de ruisseaux, de cascades, de grottes, de tourelles, éclairés de flammes rouges, remplis par le bruit des fanfares, où les nymphes à demi nues ne songeaient guère à fuir sous les saules. Le principal temple de la Joie, le plus attirant fut Tivoli, mélange de côteaux, de cascatelles, de sentiers sinueux, où l'on passait au milieu d'une haie de jolies femmes, et où se tenaient tous les jeux connus à Cythère. Dans ce pays de l'Astrée éclairé par les fantaisies pyriques des Ruggieri, égayé par les cabrioles, les chansons légères, les parades de foire, par l'apparition des acrobates de tous genres, la société du Directoire se complaisait inconsciente et carnavalesque.

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    « Bruyants plaisirs, s'écriait Mercier, les femmes sont dans leur élément au milieu de votre tumulte ! Le contentement perce dans leur maintien, malgré leur déchaînement épouvantable contre le temps qui court ; jamais elles n'ont joui d'une telle licence chez aucun peuple ; la rudesse jacobine expire même devant les non cocardées.

    Elles ont dansé, bu, mangé, elles ont trompé trois ou quatre adorateurs de sectes opposées, avec une aisance et une franchise qui feraient croire que notre siècle n'a plus besoin de la moindre nuance d'hypocrisie et de dissimulation et qu'il est au dessous de nous de pallier nos habitudes et nos goûts quels qu'ils soient.

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    Une cohue de jeunes gens l'environne avec le langage d'une joie dissolue. Encore une hardiesse de Merveilleuse, et l'on pourrait contempler parmi nous les antiques danses des filles de Laconie il reste si peu à faire tomber que je ne sais si la pudeur véritable ne gagnerait pas à l'enlèvement de ce voile transparent. Le pantalon couleur de chair, strictement appliqué sur la peau, irrite l'imagination et ne laisse voir qu'en beau les formes et les appats les plus clandestins ;... et voilà les beaux jours qui succèdent à ceux de Robespierre ! »

      
      
    En automne, les concerts, les thés, les théâtres attiraient même affluence de robes transparentes et de mentons embéguinés ; on rigaudonnait, on prenait des glaces chez Garchy et chez Velloni ; le pavillon de Hanovre faisait fureur : dans cette partie de l'ancien hôtel de Richelieu, les déesses couronnées de roses, parfumées d'essence, flottant dans leurs robes à l'athénienne, œilladaient aux Incroyables, agitaient l'éventail, allaient, venaient, tourbillonnaient, rieuses, chiffonnées, provocantes, le verbe, haut, l'œil insolent, cherchant le mâle.
     
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    Et chacun clabaudait dans l'assemblée des hommes, on y mettait cyniquement et à plaisir à découvert le gouvernement de jouisseurs : « Toutes ces femmes que tu vois, clamait un jeune Spartiate à son voisin...– Hé bien ? – Elles sont entretenues par des députés. – Tu crois ? – Si je crois !... Celle-ci, aux yeux vifs, à la taille svelte, c'est la maîtresse de Raffron, le même qui proclame la cocarde comme le plus bel ornement d'un citoyen. – Cette demoiselle à la gorge nue et couverte de diamants, c'est la sœur de Guyomardl : on a payé sa dernière motion avec les diamants de la couronne.
      
    Là-bas, cette blonde élancée, c'est la fille cadette d'Esnard, qui a mis de côté cent mille écus pour sa dot : on la marie demain. Il n'y a pas, vois-tu, concluait le jeune homme, un seul membre du Corps législatif qui n'ait ici deux ou trois femmes dont chacune des robes coûte à la République une partie de ses domaines. »
     
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    Ainsi les propos s'entre-croisaient, propos de galanterie, de marchandage, de politique, d'agiotage, quolibets et calembours. Toutes les opinions, toutes les castes se trouvaient réunies dans ces Sociétés d'abonnement, où l'on acclamait M. de Trénis, le Vestris des salons. Les femmes du meilleur monde, qui craignaient de montrer du luxe et d'attirer l'attention en recevant habituellement chez elles, ne redoutaient point de se mêler aux nymphes galantes qui fréquentaient même Thélusson et l'hôtel de Richelieu ; on y allait en grande toilette ; mais, par instinct, on préférait le négligé.
     
    Thélusson, Frascati, le pavillon de Hanovre étaient composés à peu près, au dire de Mme d'Abrantès, de la meilleure société de Paris. On y allait en masse, au sortir de l'Opéra ou de tout autre spectacle ; quelquefois par bande de vingt-cinq d'une même société ; on y retrouvait ses anciennes connaissances, puis on rentrait sur le tard prendre une tasse de thé..., un thé... de véritable macédoine car il y avait de tout, depuis des daubes jusqu'à des petits pois et du vin de Champagne.
     
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    Les premières Montagnes Russes, An VII (1799)
     
    Les femmes du Directoire n'avaient, il faut bien le dire, aucune des délicatesses et des grâces alanguies que nous leur prêtons par mirage d'imagination ; aucun de ces charmes amenuisés et anémiés qui constituèrent par la suite ce qu'on nomma la distinction. Presque toutes furent des luronnes, des gaillardes, masculinisées, fortes sur le propos, à l'embonpoint débordant, véritables tétonnières à gros appétit, à gourmandise gloutonne, dominées exclusivement par leurs sens, bien qu'elles affectassent des pâmoisons soudaines ou de mensongères migraines.
     
    Il fallait les voir, après le concert, se ruer au souper, dévorer dindes, perdrix froides, truffes et pâtés d'anchois par bouchées démesurées, boire vins et liqueurs, manger en un mot, selon un pamphlétaire, pour le rentier, pour le soldat, pour le commis, pour chaque employé de la République. Ne leur fallait-il point se faire « un coffre solide » pour résister aux fluxions de poitrine qui guettaient à la sortie ces nymphes dénudes ? – Les vents coulis d'hiver auraient vite eu raison d'une robe de linon ou d'une friponne tunique au lever de l'aurore, si une sur-alimentation ne les eût préservées.
     
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    Le Bal de l'Opéra, An VIII (1800)
     
     

    La Merveilleuse et la Nymphe, créatures typiques de cette époque de corruption profonde et de libertinage ouvert, où tous les êtres mineurs s'émancipèrent d'eux-mêmes, où l'on proclama le sacrement de l'adultère, Merveilleuses et Nymphes furent les divinités reconnues aux décadis et à toutes les fêtes païennes de la République : beautés plastiques, prêtresses de la nudité et du dieu des jardins, femmes folles de leur corps, chez qui l'âme a déserté, 'perdues dans la fausse mythologie qui les porte à se gréciser par amour de l'antique afin de pouvoir se comparer aux Vénus de la statuaire et aux diverses héroïnes de la Fable .

     

    Les jeunes gens à la mode furent aussi leurs dignes partenaires. Écoutons une contemporaine qui nous esquissera leur portrait en quelques lignes :

     

      « Présomptueux plus que la jeunesse ne l'est ordinairement ; ignorants, parce que depuis six ou sept ans l'éducation était interrompue, faisant succéder la licence et la débauche à la galanterie ; querelleurs, plus qu'on ne le permettrait à des hommes vivant continuellement au bivouac ; ayant inventé un jargon presque aussi ridicule que leur immense cravate qui semblait une demi-pièce de
    mousseline tournée autour d'eux, et par-dessus tout, fats et impertinents.
    En guerre avec le parti royaliste du club de Clichy, ils prirent un costume qui devait différer de tous points de celui des jeunes aristocrates : un très petit gilet, un habit avec deux grands pans en queue de morue, un pantalon dont j'aurais pu faire une robe, des petites bottes à la Souvarow, une cravate dans laquelle ils étaient enterrés ; ajoutons à cette toilette une petite canne en forme de massue, longue comme la moitié du bras, un lorgnon grand comme une soucoupe, des cheveux frisés en serpenteaux, qui leur cachaient les yeux et la moitié du visage, et vous aurez l'idée d'un incroyable de cette

    époque. »   image  

     

    Inspectons, au début de l'an V, ces Olympiennes du Directoire à cette illustre promenade de Longchamp qui venait d'être rétablie et dont le défilé n'était qu'un assaut de luxe et de beauté et un incroyable concours de toilettes. Suivons-les, à travers les éphémérides de la mode, jusqu'aux dernières années du siècle.   Rien de moins français que la mise des élégantes à ce début de l'an V. Ce ne furent que tuniques grecques, cothurnes grecs, dolmans turcs, toquets suisses ; tout annonçait des voyageuses disposées à courir le monde.

    Ce qui surprit davantage après les Titus, les coiffures à la victime et à l'hérissé, ce fut la préférence aveugle donnée aux perruques. Peu auparavant, à ce seul nom, une belle frissonnait ; mais le sacrifice de ses cheveux en cette époque républicaine était devenu un triomphe... ; avec cela, robe retroussée jusqu'au mollet : ce dégagement, d'accord avec les souliers plats, donnait aux femmes une allure décidée et hommasse peu en rapport avec leur sexe.   image  

    Sur les coiffures on disposait un coquet béguin, assez semblable aux toquets du premier âge ou bien un chapeau spencer à haute calotte cannelée avec plume de vautour. La même année vit les toquets froncés à coulisses, le toquet d'enfantgarni en dentelles, tantôt en linon, tantôt en velours noir, cerise, violet ou gros vert, avec une ganse plate sur les coutures et une dentelle froncée sur le bord.   image  

    On porta même le turban à calotte plate, orné de perles et d'une aigrette, mis à la mode par l'arrivée d'un ambassadeur turc à Paris ;

    on vit en plus la capote anglaise garnie de crêpe, le bonnet à la jardinière, le chapeau casque-ballon, le bonnet à la folle, garni de fichus multicolores, de blondes et de dentelles, qui cachaient à demi le visage ; la cornette en linon gazé, le chapeau blanc à la Lisbethsur un toquet cerise que la Saint-Aubin venait de mettre en vogue clans l'opéra de Lisbeth au Théâmtre-Italien ;

    le chapeau à la Primerose, également emprunté à la pièce de ce nom, le casque à la Minerve, le turban en spirales et vingt autres couvre-chefs plus charmants, plus gracieux les uns que les autres, mais qui, pour extravagants qu'ils fussent, seyaient à merveille à tous ces provocants et animés par la fièvre de vivre.   Le fichu fut également porté en négligé, drapé, chiffonné au hasard ;

    aucune règle n'en détermina la forme, le goût seul présidait à sa confection, et ce fut bien la plus adorable coiffure du monde, la plus coquine : point de chignon, quelques cheveux épars sur le front, une draperie amplement bouillonnée, une bride noire et l'attention de ménager les trois pointes, voilà seulement ce que l'usage généralisa.  

      

    Il fallait voir les grisettes en négligé du matin : une gravure nous présente une Parisienne dans cette tenue de la première heure ; le premier fichu blanc venu lui tient lieu de coiffe, les cheveux errent à l'aventure et le chignon reste invisible ; camisole blanche serrée à la taille et jupon rayé, bas à coins ; mules de maroquin vert : ainsi costumée, la belle s'en allait chercher sa provision au marché le plus proche ; point de panier, mais un mouchoir blanc à la main pour recevoir les œufs, les fleurs et les fruits. Avec cette grosse emplette on la voit revenir gaiement, tenant d'une main le petit paquet et de l'autre le jupon, relevé très haut jusqu'au genou afin de bien laisser voir la chemise blanche et le moleton convenablement placé et enfermé dans son tricot blanc immaculé.   image

     
      
      
    Pour la promenade matinale, les Parisiennes, afin de mieux se livrer aux caresses du zéphyr, dépouillaient tout ornement superflu ; une robe mince dessine les formes, un schall de linon jaune citron ou rose pâle tient lieu de fichu ; sur la tête un simple béguin, dont la dentelle s'échappe sous une gaze ornée de paillettes ; aux pieds des petits cothurnes rouges, dont les rubans de même couleur s'enroulent autour de la jambe : tel était le costume dans lequel les grâces assistaient, déjà sur le tard, au lever du soleil.
      
    Dans le jour on ne voyait que chemises à la prêtresse, robes de linon coupées sur patron antique, robes à la Diane, à la Minerve, à la Galatée, à la Vestale, à l'Omphale, moulées au corps, laissant les bras nus et, bien que dégagées, modelant les formes comme des draperies mouillées.
      
    On exigeait des costumes qui dessinassent les contours et eussent de la transparence. Les médecins s'évertuaient à répéter sur tous les tons que le climat de France, si tempéré qu'il soit, ne comportait cependant pas la légèreté des costumes de l'ancienne Grèce ; mais on ne se souciait aucunement des conseils des Hippocrates, aussi, Delessart put affirmer, à la fin de l'an VI, avoir vu mourir plus de jeunes filles, depuis le système des nudités gazées, que dans les quarante années précédentes.
      
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     Les réunions au Luxembourg
    An VIII (1800)
     
    Quelques audacieuses, parmi lesquelles la belle Mme Hamelin, osèrent se promener entièrement nues dans un fourreau de gaze ; d'autres montrèrent leurs seins. découverts, mais ces tentatives impudiques ne se renouvelèrent point ; le bon sens blagueur du populaire les fit avorter dès le début et les extravagantes qui n'avaient pas eu le sentiment de leur impudeur sentirent la crainte de leur impudence quand les huées et les apostrophes des passants les poursuivirent jusques à leur domicile.
      
    Les modes transparentes se modifièrent cependant peu à peu ; tout change vite dans l'empire féminin. Vers le mois de brumaire an VII, les robes à l'Égyptienne, les turbans à l'Algérienne, les fichus au Nil et les bonnets en crocodile occupèrent un instant l'esprit de nos frivoles. La campagne d'Égypte mit en vogue d'énormes turbans multicolores à côtes et à plumes recourbées, dont le fond était de nuance unie opposée à la toque ; le réticule ou ridicule revint en faveur sous une forme militaire, on le varia à l'infini, et les devises, les devinettes, les arabesques, les camées, les chiffres l'ornèrent tour à tour.
      
    On ébouriffa à la main les cheveux à la Titus ou à la Caracalla ; on porta des chapeaux jockey, des chapeaux de courrier, des chapeaux de chasse, garnis de velours coquelicot ; le chapeau au ballon et le casque eurent grand succès. La multiplicité des modes qui se rivalisaient, se croisaient, se succédaient « avec la rapidité des éclairs », arriva à égarer et effarer jusqu'aux directeurs de journaux attitrés.
       
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    Un tripot au Palais Royal,
    An VIII (1800)
     
    Les schalls surtout défrayèrent la chronique ; on les portait en sautoir, bien drapés sur l'épaule et ramenés sur le bras, les extrémités flottant au vent; on raffina sur les schalls aux couleurs vives, ponceau, orange, abricot avec bordures à la grecque noires ou blanches; on en essaya de toutes les formes, de toutes les étoffes, de tous les tons ; on en fabriqua en drap, en casimir, en serge, en tricot de soie et plus communément en poil de lapin gris. Schalls en pointe, schalls carrés, schalls houppelandes, d'hiver et d'été. Les élégantes commencèrent à couvrir leurs appas et les souliers cothurnes disparurent peu à peu.
      
    Quant au costume des hommes au milieu de l'an VII, en voici un croquis ébauché par la tête. Le chapeau demi-haut de forme est à petits bords, relevés sur les côtés et abaissés sur le devant et à l'arrière ; les cheveux sont toujours à la Titus, en accord avec les favoris, qui tombent au milieu de la joue et descendent parfois jusque sous le menton ; le bon ton exige que les favoris soient noirs, lors même que les cheveux seraient blonds ; les impossibles ont plus d'un moyen pour satisfaire à la mode. La cravate est haute, toujours blanche et à nœuds très affilés en queues de rat. Elle engonce le cou jusqu'à l'oreille. La chemise plissée est en fine batiste ; on la voit à travers la large échancrure du gilet.
      
    L'habit est ordinairement brun foncé, à collet noir ou violet, croisé avec boutons de métal uni.
      
    Le pantalon, très collant, est en casimir chamois ; il règne sur les coutures une petite ganse d'or, à la manière des hussards. L
    a mode implique un énorme cachet de parade à l'extrémité des chaînes de montre : au lieu de canne un simple petit crochet de bambou, bottes molles venant à la naissance du mollet ; au bal, frac noir, culotte de couleur et souliers.
    La nuance des pantalons est jaune serin et vert bouteille.
       
      
      
      
    Les modes furent si changeantes de 1795 à 1799 qu'il ne faudrait pas moins de deux gros volumes in-octavo pour en fixer les différents caractères et les principales variations.
      
    Mercier lui-même, qui saisissait cependant sur l'heure d'un crayon si habile et si fin ces physionomies parisiennes, semble déconcerté de se voir si vite distancé par le changement des costumes féminins :
     
    « Il y a peu de jours, dit-il, la taille des femmes illustres se dessinait en cœur ; actuellement celle des corsets se termine en ailes de papillon dont le sexe semble vouloir en tout se rapprocher et qu'il prend le plus souvent pour modèle. Hier, c'étaient les chapeaux à la Paméla, aujourd'hui les chapeaux à l'anglaise; hier elles se paraient de plumes, de fleurs, de rubans, ou bien un mouchoir en forme de turban les assimilait à des odalisques ; aujourd'hui, leurs bonnets prennent la même forme que ceux de la femme de Philippe de Commines ; hier, leurs souliers élégants étaient chargés de rosettes et fixés au bas de la jambe avec un ruban artistement noué ; aujourd'hui, une grande boucle figurée en paillettes leur couvre presque entièrement le pied et ne laisse apercevoir que le bout d'un léger bouquet dont la broderie vient finir sur la petite pointe du soulier. Et que l'on ne croie pas que ce soit ici la caricature de nos illustres ; à peine est-ce une légère esquisse de leurs folies, de leurs changements variés à l'infini. »
     
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    Les Merveilleuses survécurent de deux ans aux Incroyables; Mme Tallien, cette éventée qui les personnifia si gracieusement, nous fournit un modèle de la dernière heure ; elle vint chez Barras, à la fin de 1795, avec une robe de mousseline très ample, tombant en larges plis autour d'elle et faite sur le modèle d'une tunique de statue grecque ; les manches étaient rattachées sur le bras par des boutons en camées antiques ; sur les épaules, à la ceinture, d'autres camées servaient d'attache ; pas de gants ; à l'un des bras, un serpent d'or émaillé dont la tête était une émeraude.
      
    Les bijoux se portaient en nombre aux bras, aux doigts, au cou, en bandeaux, en aigrettes sur turbans ; on ne peut se faire une idée de la quantité innombrable de diamants alors en circulation ; les chaînes de cou, d'une longueur excessive, tombant jusqu'au genou, relevées et agrafées au-dessous du sein, étaient adoptées par la majorité des femmes. Des rivières de pierres précieuses et de diamants enserraient leur gorge ; les ceintures étaient gemmées et les perles couraient en zigzags sur la gaze des robes et des coiffures ; les camées, mis en relief clans les toilettes de Mme Bonaparte, à son retour d'Italie, ornèrent les cheveux et le cou ; on vit jusqu'à des perruques enrichies de plaques et de ces colombes, dits esprits, en diamants.
       
    Dans une lettre inédite à une amie très tendre, la citoyenne Bazin, établie à Rouen, le nommé Favières, auteur dramatique alors célèbre, expose à la date de fructidor 1798, le charme des femmes qu'il coudoie. Nous en extrayons ce curieux passage :
      
    « La mise des femmes à Paris est délicieuse, ma chère sœur ; la manche de la robe ne descend que cinq à six doigts au-dessus du coude, les rubans croisés par derrière et passant sous les bras en faisant le tour sur chaque épaule, reviennent former une ceinture avec une rosette sur le côté ; la taille est courte, ce qui grandit singulièrement la plus petite femme. Presque toutes vont à pied ; beaucoup, parées comme des nymphes, relèvent le jupon et la robe par le côté et portent avec grâce tout le flot des plis rassemblés sur le bras, découvrant ainsi la jambe jusqu'au genou par devant et quelque peu de jarret par derrière.
       
    « Au total, il faut bien avouer qu'elles ont une langueur, un charme, une coquetterie, un petit air coquin et abandonné qui damnerait un hermite. – Toujours la perruque blonde, et presque rien autre sur le corps que du linon, de la gaze ou du crêpe. Le soulier plat de satin vert pomme, le bas de soie blanc à coins de satin brodé rose ou lilas ; le chapeau très large et plat tombant sur les côtés comme un parasol, et le tout garni de rubans à grosses coques, la forme toute ronde sur la tête. – Je t'assure, il faut voir tout cela pour modeler ses habillements si l'on veut être muse comme elles le sont. – Le détail n'est rien en comparaison de la vue. »
      
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    L'anglomanie sévissait sur les moeurs et les modes non moins que l'anticomanie ; pour certaines élégantes, rien n'était de bon goût et de jolie façon si l'usage n'en était pas établi à Londres. Ce fut au point que certaines ouvrières françaises franchirent le détroit pour satisfaire plus sûrement à leur clientèle ; elles retrouvèrent au delà de la France l'ancienne maison de Mlle Bertin, la célèbre modiste parisienne, ainsi que de nombreuses émigrées, alors établies marchandes de modes, et qui avaient su vulgariser pour autrui le goût exquis qu'elles montraient autrefois à la Cour pour elles-mêmes.
     
    Du pays des brumes nous vinrent des douillettes bordées de velours, le spencer bordé en poil, ouvert sur la poitrine demi-nue, donnant aux dames un faux air Lodoïska ; les bonnets paysanne, les dolmans, qu'on écrivait dolimans, et une multitude de costumes d'un arrangement assez heureux. – Les chapeaux-capotes en linon, en organdi, en dentelle avec ganses perlées, furent bien accueillis sur la fin de l'an VII ; on les portait de nuance blanche, rose, jonquille ou bleue ; ils accompagnaient la mode des tabliers-fichus, de couleur assortie ; ces tabliers formaient à la fois ceinture et fichu ; on les nouait d'abord par derrière avec des rubans en rosettes.
      
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     Les Petis Patriotes An VIII (1800)  
    Cette parure pouvait paraître au premier coup d'oeil un objet de luxe ; mais, dit un écrivain de modes, « si l'on en venait à considérer la finesse transparente de la robe qui servait souvent de chemise, on lui reconnaissait la même utilité qu'aux tabliers des sauvages ».
       
    Un citoyen « amateur du sexe », Lucas Rochemont, songea, vers la fin du Directoire, à ouvrir un concours de modes nouvelles entre les véritables élégants de France, la mode primée devant porter le nom de sa créatrice. Il fit part à La Mésangèrede cet ingénieux projet dans la lettre que voici :
     
    « Vous parlez périodiquement, Citoyen, des prodiges de la Mode, de ses formes multipliées, de ses succès inouïs ; mais vous gardez le silence sur les séduisants objets qui lui ouvrent une si brillante carrière. En effet, que serait la Mode sans les grâces du sexe charmant qui la fait admirer? Une fugitive qui échapperait à tous les yeux. Mais elle doit tout aux belles ; et son élégance, et sa richesse, et sa simplicité ; rien n'est bien, n'est beau sans leur concours. N'est-ce pas le bon goût qui admet telle ou telle folie de la Mode ? et le bon goût n'est-il pas le cachet de la beauté ? A ce titre, je voudrais, Citoyen, qu'à chaque époque qui nous amène une mode nouvelle, vous rendissiez justice à qui elle appartient, et que vous nommassiez celle qui l'a créée ; ce serait un moyen d'émulation qui nous mettrait en mesure de connaître à qui nous sommes redevables de tel ou tel changement clans la parure des dames et qui nous ouvrirait un temple où chacun aurait la faculté de porter son encens aux pieds de la divinité à laquelle il accorderait la préférence. »
      
    Ce projet original n'eut pas de suite, et cela est fâcheux, car, à part une vingtaine de jolies femmes à demi célèbres de l'entourage de Notre-Dame de Thermidor, nous ignorons presque complètement les noms des élégantes de l'époque du Directoire. Toutes ces nymphes et merveilleuses sont anonymes, toutes ces beautés grecques et romaines passent voilées, et l'histoire anecdotique reste aussi muette à leur égard que s'il s'agissait des pimpantes petites chercheuses d'amour des Prés-Saint-Gervais.
     
    Ces « beautés fières et majestueuses » se nomment Calypso, Eucharis, Phryné ; elles ont tout laissé voir à travers leurs robes ouvertes aux Apollons du jour sous les ifs chargés de lampions septicolores de Frascati ; mais, de cette longue mascarade dans les jardins d'Armide des bons républicains, peu de personnalités ressortent ; l'eau de volupté qui brillantait leurs charmes d'éternelle jeunesse les a confondues dans une même vision idéale de charmeuses.
     
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     Un salon de Fracasti, An VIII (1800) 

     Quoi qu'il en soit, ces modes extravagantes qui, pour ainsi dire, « essuyèrent les plâtres » de la société nouvelle, ces modes folles, incohérentes, insaisissables que nous venons de décrire d'une plume cursive, ces modes de nos Impossibles peuvent être considérées comme les types fondamentaux et transitoires qui influencèrent le costume civil de ce XIXe siècle entier. A ce titre, elles mériteraient de trouver leur monographe. 

     

     
     
     

     

     
    Nous voudrions voir écrire l'Histoire des modes sous la Révolution et le Directoire. – Pour avoir à peine effleuré le sujet, comme un hanneton éperdu dans cet immense vestiaire de gazes, nous n'en sommes pas moins assuré que ce serait là un sujet passionnant pour quelque chercheur convaincu, amoureux du passé et assez furieusement féministe pour aimer à secouer toutes ces légères tuniques encore si pénétrantes et si troublantes en raison des belles formes voluptueuses et de la vie tout ivre de mouvement et de plaisir qu'elles ont contenu.

      

      

    D'après Les Modes de Paris 1797-1897, par Octave Uzanne, paru en 1898)

     
    (partie 4)
     
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