• Le DIRECTOIRE, 2è Partie

     
     
      
      
      
    Sur la rive gauche de la Seine, on rencontrait le bal de la rue de Théouville,ci-devant Dauphine ; puis, en face du portail septentrional de l'église Saint-Sulpice, à l'entrée de la rue Servandoni, on voyait, se balançant avec grâce dans les airs, mollement agité, un transparent rose sur lequel on lisait : Bal des Zephirs. Ce bal, où le galoubet faisait rage, avait été établi dans l'ancien cimetière Saint-Sulpice ; on lisait : Hic requescant, beatam spem expectantes. Les pierres tumulaires n'étaient point même enlevées à l'intérieur de ce lieu de plaisir, mais la jeunesse dansante s'inquiétait peu de profaner la cendre des morts, et la folie brillait de tout son éclat dans cette nécropole.
      
      
      
    Rue d'Assas, près l'ancien couvent des Carmes Déchaux, dans le cimetière même du prieuré, autre carmagnole : on y avait ouvert le Bal des Tilleuls. Les corybantes macabres y affluaient.
     
    image
    Les Rendez-Vous au Café des Tuileries,
    An VI (1798)
     
    L'épidémie salvatrice croissait de jour en jour. A la suite du décret, voté sur la proposition de Boissy d'Anglas, qui restituait aux héritiers des condamnés de la Révolution les biens qui leur avaient été confisqués,la joie revint au camp de ces déshérités, qui passaient ainsi subitement, en quelques jours, de la misère à l'opulence. Ces jeunes gens, étourdis par ce retour de fortune, se lancèrent dans tous les plaisirs de leur âge ; ils fondèrent un bal aristocratique pour eux seuls, et décidèrent de n'y admettre que ceux-là qui pourraient faire valoir un père, une mère, un frère ou une soeur, un oncle pour le moins, immolés sur la place de la Révolution ou à la barrière du Trône.
     
      
      
      
      
      
    Telle fut l'origine du fameux Bal des Victimes (Hôtel Richelieu), qui eut un cérémonial tout particulier et amena de véritables innovations dans les excentricités de la Mode. En entrant dans ce bal, on saluait à la victime, d'un mouvement sec de tête, qui imitait du condamné au moment où le bourreau, le basculant sur la planche, passait sa tête clans la fatale lunette. On affectait une grâce énorme dans ce salut que chacun étudiait de son mieux ; quelques jeunes héros de contredanse y mettaient une élégance telle qu'ils étaient accueillis par
    l'aréopage féminin avec une faveur marquée.
     
    image
     
    Chaque cavalier invitait et reconduisait sa danseuse avec un salut à la victime ; bien mieux, pour accentuer cette infâme comédie, quelques raffinés d'élégance imaginèrent de se faire tondre les cheveux à ras sur la nuque, à la façon inaugurée par Samson à la toilette des condamnés par le tribunal révolutionnaire.
     
    Cette ingénieuse invention causa des transports d'admiration dans le camp des jeunes extravagants. Les dames suivirent la mode et se firent couper résolument les cheveux à la racine. La coiffure à la victime venait de naître, elle devait s'étendre à la France entière et s'appeler par la suite coiffure à la Titus ou à la Caracalla. Pour compléter cette bouffonnerie navrante, les filles de suppliciés adoptérent le schall rouge, en souvenir du schall que le bourreau avait jeté sur les épaules de Charlotte Corday et des dames Sainte-Amarante, avant de monter à l'échafaud.

      

      

      

      

    Ce Bal des Victimes devint vivement, en raison de sa société relevée et de ses démences, le point de mire du Paris joyeux. Ce fut là qu'on vint contempler les nouvelles Modes du jour, et les jeunes filles qui y dansaient les valses de récente importation rivalisaient de toilettes et de grâces... ; peu à peu elles quittèrent le deuil et arborèrent effrontément le satin, le velours et les kachemirs aux tons chauds.

    image

    Ce fut à ces insolentes réunions qu'apparurent les premières tuniques laconiennes et les chlamydes à méandres de couleur, la chemise de perkale, les robes de gaze ou de linon et le provocant cothurne avec ses charmants enlacements de rubans sur le cou-de-pied. Toutes les fantaisies romaines et grecques du costume furent inaugurées pour la plupart par des descendantes de guillotinés ; quelques aimables dames architondues poussèrent l'amour du réalisme et de l'horreur jusqu'à serrer autour de leur cou un mince collier rouge qui imitait à ravir la section du couperet. Les Incroyables juraient leur petite pa'ole d'honneu panachée que c'était divin, admi'able, 'uisselant d'inouïsme.

     

    Dans les intervalles des contredanses, on ingurgitait glaces, punch, sorbets ; on prenait la main de sa danseuse dont on recevait des déclarations d'amour ; de plus, s'il faut en croire un témoin oculaire, « on finissait par convenir entre soi qu'après tout cet excellent Robespierre n'était pas si diable qu'il était noir et que la Révolution avait son bon côté ». Ripault, dans Une journée de Paris, an V, nous montre aussi un témoin oculaire qui est Polichinelle, égaré au bal des Victimes :

      

      

      

      

    « Je vis un beau jeune homme, et ce beau jeune homme me dit : « Ah! Polichinelle... ils ont tué mon père ! – Ils ont tué votre père ? „ – et je tirai mon mouchoir de ma poche – et il se mit à danser :

    Zigue rague don don,
    Un pas de rigaudon.

     

    image

     

    Il ne manquait plus à ces insensés que de chanter, à l'imitation de la belle Cabarrus, le couplet d'une chanson satirique alors à demi célèbre chez les Directeurs :

    Quand Robespierre reviendra,
    Tous les jours deviendront des fêtes.
    La Terreur alors renaîtra
    Et nous verrons tomber des têtes.
    Mais je regarde... hélas ! hélas !
    Robespierre ne revient pas.

    A côté du Bal des Victimes, tout Paris donnait les violons, c'était un branle général ; on sautait par abonnements au Bal de Calypso, faubourg Montmartre, à l'hôtel d'Aligre et à l'hôtel Biron, au Lycée des Bibliophiles et des nouvellistes, rue de Verneuil ; rue de l'Échiquier, chez le fleuriste Wenzell ; dans toutes les rues de la Cité. La bonne société se rendait de préférence à l'hôtel Longueville où la belle et voluptueuse Mme Hamelin ne dédaignait pas de montrer ses grâces nonchalantes et d'afficher ses déshabillés inoubliables.

     

    image

      
    D'après Les Modes de Paris 1797-1897, par Octave Uzanne, paru en 1898)
     
    (partie 2)
      
      
      
     
     
    « Le DIRECTOIRE, 1ère PartieLe DIRECTOIRE, 3è partie »